« Cette artiste talentueuse dotée de qualités masculines ». À propos de la remise sur la carte d’artistes féminines oubliées.

Depuis les années 1970, on observe une prise de conscience et une mise en évidence du fait que les femmes artistes sont sous-représentées dans l’histoire de l’art. Si les appels au changement des penseuses, critiques d’art et historiennes féministes telles que Griselda Pollock, Rozsika Parker et Linda Nochlin résonnent encore à nos oreilles, ont-ils pour autant porté leurs fruits ? À cet égard, il est important de savoir que leurs idées ont fait école, mais qu’un féminisme résolu et militant a souvent exercé un effet contraire sur l’opinion publique. Aujourd’hui, quelque 40 à 50 ans plus tard, les femmes artistes demeurent toujours trop invisibles, elles ne constituent que la portion congrue des collections muséales et leurs œuvres atteignent toujours une valeur marchande bien inférieure à celle de leurs collègues masculins. Ces dernières années, des conférences, des ouvrages, des textes de fond et des expositions accompagnées de catalogues ont à maintes reprises mis en lumière cette question, toujours d’actualité. Ainsi, une journée d’étude s’est tenue le 8 mars 2023 – Journée internationale de femmes – au musée d’Ypres, à l’initiative de FARO, sous le titre Does sex matter? [Le sexe importe-t-il ?]. Les tables rondes entre professionnels du secteur ont abordé des points de vue pertinents et ont nourri mon intérêt profond pour la recherche sur des artistes féminines oubliées ; des femmes qui, contrairement à leurs collègues masculins, ont souvent disparu dans les oubliettes de l’histoire de l’art. Puisque le Master en Sciences de l’Art (KULeuven) nous donne relativement beaucoup de liberté quant à notre curriculum, dont nous pouvons élaborer le contenu à notre guise, en fonction de nos intérêts personnels, j’ai choisi de me concentrer, aussi bien pendant mon stage que pour la recherche de mon mémoire, sur cette discordance dans les arts. Je m’y suis donc attelée en me focalisant sur des idées novatrices, susceptibles de nous rapprocher, nous, historien·nes de l’art, de l’inclusivité des femmes.

Anke Vermeulen (KULeuven) tijdens haar stage bij CKV.

Le canon

Personnellement, je place la pensée égalitaire au-dessus de la pensée différenciatrice. Je tente de considérer les artistes comme un groupe qui s’influence mutuellement et dans lequel chaque artiste qui produit de l’art pertinent mérite une place, quel que soit son genre. Ce raisonnement met sur un pied d’égalité les qualités artistiques des femmes et celles de leurs contemporains masculins, l’idéal étant de les exposer ensemble. Les expositions de groupe qui présentent exclusivement des œuvres réalisées par des artistes femmes confirment et soulignent l’inégalité dans un certain sens. À cause de son caractère réducteur et très restrictif, notre canon occidental contribue lui aussi à perpétuer la problématique, ce qui confère un semblant de légitimité à la mise à l’écart et à l’oubli d’artistes divers·es et varié·es.

Le canon tente de brosser un tableau représentatif des artistes considéré·es comme faisant autorité pendant une certaine période. Mais ce faisant, il n’inclut quasiment aucune femme, ce qui ne correspond pas à la réalité. Le canon a déjà fait l’objet de multiples écrits et de nombreuses discussions entre penseur·ses dans le domaine de l’histoire de l’art. Ainsi, le sociologue français Pierre Bourdieu (1930-2002) a soutenu que le canon n’est pas seulement un reflet du monde de l’art, mais aussi de la société et des rapports de pouvoir politiques et économiques qui y jouent. Il envisageait le canon comme un instrument du pouvoir culturel et estimait qu’une élite composée de critiques d’art et de commissaires d’expositions détermine la sélection d’œuvres et d’artistes répondant au canon. Le canon agit donc comme une sorte de « capital culturel » que les gens peuvent utiliser pour renforcer leur position dans la société. Bourdieu ne s’opposait cependant pas à l’instrument en tant que tel, mais à la manière dont on l’élabore et l’utilise. Il plaidait en somme pour davantage d’inclusion et de diversité et pour la reconnaissance d’œuvres et d’artistes qui, tout en ne répondant au canon présentent néanmoins une grande valeur. Il ne faut donc pas que le canon soit un élément statique, mais il devrait toujours être revu et sans cesse développé.

 

La recherche

Ceci étant dit, je reviens de manière un peu plus concrète sur la recherche elle-même. Il était évidemment impossible de rendre de la visibilité aux innombrables « artistes systématiquement oubliées » en une seule année universitaire. Et faire une sélection était difficile, car choisir, c’est toujours renoncer. Heureusement, j’ai encore toute une vie de chercheuse passionnée d’art devant moi. Du coup, je considère cette recherche comme un point de départ qui peut encore aller dans toutes les directions possibles. Dans le cadre de mon mémoire, j’ai décidé de travailler autour de l’artiste gantoise Irène Hamerlinck (1903-1995). Dans un premier temps, j’ai voulu passer au crible l’artiste elle-même, sa carrière et son œuvre. Le deuxième volet de ma recherche se penche sur la manière dont les médias contemporains ont décrit et commenté l’artiste et son œuvre. Le matériau source était très fragmentaire et m’a conduit de la Letterenhuis à Anvers aux Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles, du Musée des Beaux-Arts de Gand et du Musée Royal des Beaux-Arts d’Anvers à la famille Hamerlinck à Gand et à Deurle, et ainsi de suite. Aujourd’hui, les maisons de vente dépeignent cette artiste, d’un point de vue commercial, comme « l’artiste portraiturée par Jean Brusselmans ». Différents facteurs influencent toujours l’œuvre d’un·e artiste : son/ses professeur·e(s), ses voyages, l’entourage au sein duquel il ou elle est actif·ve, la société dans laquelle il ou elle vit, la tendance du moment… Mais quand l’artiste est une femme, sa propre contribution à son développement artistique est souvent méconnue. D’une part, elles sont le plus souvent confinées dans « l’ombre de leur maître », alors qu’elles méritent plus de crédit pour les œuvres qu’elles ont elles-mêmes réalisées. D’autre part, ces femmes ont parfois elles-mêmes joué stratégiquement sur la formation qu’un maître particulier leur a dispensée afin d’indiquer qu’elles n’étaient pas des dilettantes. En effet, au XIXe et au XXe siècle, on a souvent associé les femmes au dilettantisme et à l’amateurisme, même lorsqu’elles exerçaient leur activité artistique de manière tout à fait professionnelle. Qui plus est, la recherche démontre qu’Irène Hamerlinck a exposé aux côtés de Paul Delvaux, Jean Milo, René Magritte, Suzanne Van Damme, Rachel Baes, Gustave De Smet, Fritz Van den Berghe, Victor Servranckx, et d’autres. Elle faisait partie de l’entourage d’E.L.T. Mesens et de sa sélection belge au Congrès des artistes britanniques à Londres. Bon nombre d’œuvres de ses collègues sont aujourd’hui accrochées aux cimaises de musées réputés et ces artistes jouissent d’une renommée mondiale. Hamerlinck fut pourtant très appréciée de ses contemporains, de ses collègues et des critiques pendant sa période d’activité. Chaque nouvelle source a consolidé mon enthousiasme et je n’ai eu de cesse de me poser la question suivante : « Comment se fait-il que quasi personne ne la connaisse plus ? ».

 

Dans ma recherche portant sur la vie artistique d’Hamerlinck, je suis tombée sur des dizaines d’autres femmes, soit tout un réseau d’artistes dont je n’ai jamais, ou que très rarement, entendu parler. Qui connaît Alice Keelhoff (1896-1983), Suzanne Bomhals (1902-2000) ou Marie De Keyser (1899-1971) ? J’ai d’emblée ressenti un vif désir d’entreprendre davantage de démarches dans ce domaine de recherche. D’innombrables nouvelles découvertes ont déclenché en moi le souhait d’approfondir et étendre la recherche.

L’importance d’un service inclusif

Au cours de mon stage au Centrum Kunstarchieven Vlaanderen (CKV – Centre des Archives d’Art en Flandre), j’ai eu l’occasion de poursuivre ce travail. En premier lieu, j’ai tenté de dresser une carte détaillée des femmes artistes actives dans le paysage artistique gantois entre 1945 et 1995. Dans un laps de temps relativement court, cette liste s’est considérablement étendue ; plus de 100 noms ont fait surface.

Le CKV soutient des artistes, des galeries, des critiques d’art, des organisations artistiques et d’autres acteurs du secteur des arts plastiques dans la conservation de leurs archives. Dans le cadre de ce stage, il m’a donc paru pertinent de poursuivre l’élaboration de cette carte et de rechercher, par le biais d’une analyse généalogique, d’éventuels membres de la famille toujours en vie et susceptibles d’avoir conservé des archives. Dans cette partie du processus de recherche, l’archivage, la gestion et la conservation des collections et l’engagement des proches et des ayants droit jouent un rôle essentiel. Toute information pertinente recueillie après la mort d’artistes facilite grandement la reconstruction. Dans le cas de femmes artistes, cela pose toutefois souvent des problèmes. Tout d’abord, toutes n’ont pas toujours eu de conjoint et, si elles en ont eu un, elles lui ont souvent survécu. En outre, de nombreuses artistes professionnelles n’ont pas eu d’enfants et quand elles ont choisi d’en avoir, leur carrière artistique a souvent dû céder la place à la famille. Quand bien même un mari et/ou des enfants ont survécu, ceux-ci n’étaient pas toujours conscients de l’importance que revêt l’archivage de l’œuvre de leur épouse et/ou mère. De la journée d’étude Does sex matter?, il s’avère que les femmes accordent plus d’importance à l’archivage de l’œuvre de leur mari. La pratique nous apprend que l’inverse est beaucoup moins vrai.

À partir de ma formation en Sciences de l’Art, j’ai associé une dimension supplémentaire à cette recherche : tout comme pour Irène Hamerlinck, j’ai voulu voir de quelle manière la presse et les médias contemporains abordaient ces artistes féminines. Dans Old Mistresses (1981), Griselda Pollock et Rozsika Parker ont mené une recherche sur la manière dont la production artistique de femmes est méconnue, mal comprise et sous-évaluée dans l’histoire de l’art. Elles ont analysé les adjectifs qualificatifs utilisés pour désigner un éventail d’artistes. Les œuvres d’hommes sont qualifiées de viriles, fortes, courageuses, audacieuses et ambitieuses. En contraste flagrant avec ces termes, les œuvres de femmes sont surtout décrites comme sentimentales, décoratives, en quête (de sens) et féminines. Dans une certaine mesure, cela vaut aussi pour mes recherches sur la ville de Gand au XXsiècle. Il est frappant de constater les nombreuses comparaisons entre homme et femme dans lesquelles l’homme est le modèle du « bon exemple ». Des affirmations telles que « cette artiste talentueuse dotée de qualités masculines » ne sont pas une exception. Les femmes seraient sensibles, faibles et hystériques, par opposition à leurs collègues masculins. Elles sont littéralement décrites comme des pôles opposés et n’auraient pas les mêmes facultés et qualités pour faire de brillantes carrières dans les arts.

Par conséquent, on peut affirmer que, malgré certaines initiatives prises au cours des dernières décennies pour résoudre la problématique évoquée, nous ne sommes absolument pas encore au bout de nos peines. Comment cela se fait-il ? Tout d’abord, des recherches de ce type sont excessivement chronophages, et ce temps coûte de l’argent et requiert des ressources. En plus, réunir toutes les informations fragmentaires pour en tirer un récit homogène n’est pas une tâche facile. De nombreuses œuvres appartiennent à des collections privées ou dorment dans des réserves, les sources contemporaines sont rarement regroupées en un seul point central et filtrer du matériau source pertinent de bases de données est souvent complexe. Néanmoins, mettre en lumière des artistes oubliées et continuer à travailler sur ce sujet vaut certainement la peine.

Aussi est-il d’une importance majeure qu’une organisation patrimoniale comme le CKV – malgré les moyens limités dont elle dispose – s’engage dans sa mission de service pour tous les acteurs, y compris ces femmes artistes oubliées. Enfin, dans le cadre de cette recherche en deux volets, j’espère motiver et inspirer d’autres universitaires à agir en dehors des conventions standard et du canon « familier ».

 

AV